jeudi 15 octobre 2009

À la recherche de la modernité chinoise


Une analyse de Valérie Nichols

Le but de cette entrée

Durant les années 1990, Wang Hui a entrepris un projet intellectuel de grande ampleur soit la description de l’évolution de la pensée sur la modernité en parcourant l’histoire des idées chinoises de la dynastie Song (960-1269) à la chute du régime impérial en 1911.

Plus de dix ans de labeur ont résulté en la publication de six tomes sur la pensée moderne chinoise, ainsi qu’un livre à paraître le 16 novembre 2009 en version anglaise sous le titre The End of the Revolution : China and the Limits of Modernity.



Le travail de Wang Hui est avant tout un exercice de déconstruction théorique du concept eurocentriste de modernité. Il veut ainsi offrir une lecture plus juste de l’évolution de la Chine qui dépasse la simple évaluation quantitative de son niveau de modernisation à une période donnée. En effet, Wang Hui reproche à la sinologie américaine, plus précisément à ceux issus de l’école Fairbank de limiter leur analyse de la Chine à un jugement de son développement économique, politique et culturelle. Ce jugement, rappelle Wang Hui, ne tient pas compte de toute l’amplitude existentialiste de la réflexion sur la modernité dans le monde chinois et ne tient pas suffisamment compte de la spécificité chinoise.

Les écrits de Wang Hui sont assez difficile d’approche et réclame une connaissance aiguisée non seulement de la philosophie chinoise, mais aussi des grands modèles théoriques euro-américains (Foucault, Braudel, Derrida...) Depuis le début de sa carrière académique, Wang fait aussi dans le commentaire social, ce qui lui a permis de se faire connaître (admirer et détester) par un public dépassant les frontières de l’histoire des idées. Ainsi, même durant cette période de recherche intensive, Wang Hui a participé avec grande énergie aux discussions académiques plus terre-à-terre concernant les ratés des réformes économiques chinoises. Dans un de ces essais les plus controversés, La pensée chinoise et la question de modernité, Wang Hui tente de vulgariser ses réflexions sur la modernité en s’appuyant sur l’exemple de l’évolution idéologique de la Chine depuis 1949. Publié en 1997, l’essai permet de mieux comprendre l’approche théorique de Wang Hui. Plus encore, elle nous apprend sur l’ambigüité théorique dans laquelle sont plongés les intellectuels chinois au tournant du vingt-et-unième siècle.

Là est d’ailleurs l’implication la plus controversée de Wang Hui : tenter de transformer ses réflexions théoriques en une analyse concrète de ce que la Chine devrait devenir dans les prochaines années, le tout publié dans une revue de Chine continentale. Est-ce réussi?

Avant tout, définir la modernité

Le grand thème qui est exploité ici est celui de la question de la modernité et la façon avec laquelle les intellectuels chinois devraient l’appréhender. Y sont contrastées deux idées : la modernisation en tant que théorie de développement et la modernisation en tant que concept présent dans le discours chinois. La première définition considère la modernisation comme un processus technique du passage d’une société féodale et traditionnelle à une société urbaine et industrialisée. D’autre part, la modernisation dans le discours chinois une perspective téléologique et normative. “It is a type of thinking through which China’s social praxis is understood as a path toward an ontological historical goal, which in turn fosters an attitude that links existential meaning to the historical goal, which in turn fosters an attitude that links existential meaning to the historical period on which one finds oneself.” En d’autres termes, devenir moderne veut aussi dire améliorer le sort collectif en répondant à des problèmes concrets produits par l’environnement politique, économique et culturel ambiant.

Les trois versions de marxisme

Dans l’essai discuté ici, Wang Hui dresse le portrait des trois versions de marxisme qui se sont développées dans la Chine du vingtième siècle de manière à expliquer la relation entre modernisation et marxisme. Le but avoué de Wang Hui est de mettre en évidence le grand potentiel théorique d’une analyse rigoureuse de l’expérience maoiste.

La première version du marxisme est selon Wang, une théorie antimoderne de modernisation. Elle fait directement référence au maoïsme et à son expérience de 1949 à 1976. Elle prend sa source dans le relativisme intellectuel des réformistes chinois du début du vingtième siècle. Le projet des penseurs d’alors étaient de trouver une approche plus acceptable pour le contexte chinois. Kang Youwei, Zhang Binglin et Sun Zhongshan (Sun Yat-sen) visaient une modernisation de la Chine qui respecterait la spécificité et la valeur de la civilisation traditionnelle chinoise, et sur la base de ce souhait, ont façonné des utopies « universalistes » où figuraient à la fois la Chine et l’Occident. Wang Hui rappelle très justement que le marxisme a été importé, puis transformé en Chine durant cette même période. La mouture la plus influente, le maoïsme, est donc fortement inspiré de cet esprit de doute et de critique.

Ainsi, Mao croyait lui-aussi à la nécessité de moderniser la Chine. Cependant, cette volonté se combinait à un utopisme égalitariste qui protégeait d’une certaine façon le projet de répéter les mêmes erreurs que les sociétés capitalistes. Voilà ce qui explique le fait que Wang Hui définit les efforts de modernisation comme « antimoderne ». Au niveau pratique, l’expérience maoïste s’est révélée en pleine contradiction comme le souligne Wang : la modernisation des infrastructures étatiques a été suivie par leur démolition durant la révolution culturelle ; la nationalisation de l’économie au profit de la masse s’est fait au prix de son autonomie. La fin de la Révolution Culturelle et la mort de Mao ont précipité le rejet d’une telle forme de modernisation.

La deuxième version de marxisme est donc une forme de marxisme pragmatique (qui n’a de marxisme que le nom). Il s’oppose non seulement au système de propriété publique et à l’égalitarisme, mais aussi à la dictature centralisatrice. On peut marquer son émergence par le début des réformes économiques en 1978. Le but ultime du marxisme pragmatique est toujours la modernisation de la Chine, mais cette fois en évacuant toute la perspective utopiste du maoïsme (son anti-modernité). Ce n’est plus le temps de critiquer le capitalisme et (la théorie ultime de modernisation) et ses ratés. Il faut maintenant l’appliquer. Au même moment, précise Wang Hui, la Chine est « graduellement absorbé dans le marché capitaliste mondial ». Ces deux phénomènes sont alors perçus comme preuve du progrès historique de la Chine. Cependant, souligne Wang Hui, le rejet de l’utopisme (l’anti-modernité) a immédiatement créé les conditions favorables pour l’exacerbation des inégalités sociales.

Durant cette période de démaoïsation se développe une troisième version de marxisme, soit le socialisme utopique ou marxisme humaniste. Cette nouvelle forme s’inspire fortement d’un même rejet des exagérations du maoïsme et réclame une refonte du marxisme chinois basée sur la libéralisation individuelle. Cette initiative intellectuelle est largement inspirée par le travail de philosophes est-européens sur le manuscrit du jeune Karl Marx du travail philosophique provenant d’Europe de l’Est. Son chef-de-file fut le journaliste et philosophe Wang Ruoshui (1926-2002), qui introduisit dans ses écrits la première critique de l’aliénation. Selon Wang Hui, malgré ses qualités théoriques, cette version de marxisme fut incapable de trouver des solutions concrètes aux problèmes créés par les réformes en ne critiquant que l’expérience maoïste.

Le rejet de toute critique de l’idéologie de modernisation chez ces deux versions de marxisme a favorisé, selon Wang Hui, l’acceptation de la politique de modernisation du gouvernement chinois. Trop occupé à déconstruire l’expérience maoïste et à importer avec avidité les idées occidentales, les intellectuels chinois des années 80 sont devenus les partenaires de la nouvelle idéologie monolithique de modernisation. Ils n’ont pas su prédire et ainsi prévenir les dérives de l’expérience capitaliste. Une telle atmosphère de certitude du brio occidental accélère l’implantation dans l’arène politique de la parfaite idéologie de modernisation : le néolibéralisme. (Quel fardeau de responsabilités sur les épaules de ces courageux intellectuels des années 80 !)

Ainsi, selon Wang Hui, le réel problème de la Chine contemporaine n’est pas le parti communiste, mais bien le projet de modernisation aujourd’hui poursuivi. Wang Hui va même plus loin. Tiananmen est selon lui avant tout un mouvement social durant lequel les contradictions sociales engendrées par l’application de la théorie de modernisation ont été dévoilées.

Bref, il est impératif de puiser aujourd’hui dans la version originelle du marxisme chinois de manière à réactiver la critique du capitalisme et ainsi de trouver une modernité qui convient au modèle chinois. Voilà donc le grand projet intellectuel auquel Wang Hui convie ses confrères en 1997.

Évaluation

En retirant tout le superflu rhétorique de cet essai (le renvoi au marxisme qui est l’arme défensive de l’universitaire chinois des années 90), les idées de Wang Hui semblent assez simples. En voulant rejeter la folie des grandes répressions maoïstes telles le Grand Bond en Avant et la Révolution Culturelle, les intellectuels en ont oublié le pourquoi de la révolution communiste chinoise. Ce faisant, ils sont devenus eux-mêmes les publicistes d’une modernisation technique précipitant la Chine dans une expérience de modernisation qui exacerbe les disparités économiques sans mener « naturellement » à la démocratisation politique de la Chine. Dans cette perspective, cette proposition de Wang apparait assez convaincante:

« Thus, we cannot on the one hand critique and reject our socialist history while, on the other, use this same critique and rejection to justify our process of modernization in the contemporary world. » p.134

Le portrait dressé ici de l’évolution des théories de la modernisation dans la Chine communiste s’avère assez séduisant. La Chine apparaît comme l’un des exemples les plus significatifs de la dépendance excessive au marché et à l’acceptation aveugle du néolibéralisme Les essais de Wang Hui ont trouvé une oreille très réceptive en France ou il est apparu salutaire que des universitaires chinois s’opposent de manière aussi frontale au néolibéralisme chinois naissant. Les idées de Wang Hui plaisent tout particulièrement aux éditeurs du Monde diplomatique qui ont publié en version abrégée quatre essais de Wang Hui, le faisant l’universitaire chinois le plus publié dans l’influent journal d’idées.

Certaines limites de l’autonomie universitaire peuvent être relevées par le ton emprunté dans cet essai. Wang Hui persiste à utiliser des termes familiers au langage marxiste tout en évitant de définir les termes plus problématiques telles démocratisation politique, liberté et autonomie. Le régime communiste n’y est jamais critiqué directement. Ainsi, la vraie force à combattre, le néolibéralisme, n’a ni visage ni nationalité. Malgré tout, il devient hasardeux de mettre sur le compte de l’autocensure toutes les ambigüités de Wang Hui.

En tant que manifeste intellectuel destiné à la communauté universitaire chinoise cependant, l’essai manque de finesse. Le plus grave problème de cet essai est, à mon sens, son manque d’empathie humaine justifié par une volonté d’offrir une analyse globalisante de la situation chinoise. Wang Hui, observateur omniscient, discrédite le travail courageux de plusieurs pionniers des années 80, particulièrement Wang Ruoshui en déplorant leur manquement théorique. On se rappellera que son socialisme humaniste fut âprement critiqué publiquement par Hu Qiaomu, un artefact de la Longue Marche, mettant un frein à ce développement théorique. Plus dérangeant encore, Wang Hui implique directement les intellectuels des années 1980 dans l’émergence du néolibéralisme chinois !!!

Certes, Wang Hui a raison de relever les excès d’enthousiasme pour l’exemple américain durant les années 1980, le peu d’esprit critique des analyses de théoriciens occidentaux par les intellectuels chinois et leur incapacité de prévoir toute l’amplitude des conséquences des réformes économiques. Dans son analyse, Wang Hui semble faire fi du principe d’évolution des idées dont il a lui-même profité. N’est-il pas lui-même le produit universitaire des réformes économiques? Ne poursuit-il pas le travail des intellectuels de la période d’illumination, avec une liberté de mouvement dont ceux-ci n’aurait jamais pu rêver ?

L’épopée universitaire de Wang Hui dans l’univers de la pensée chinoise est pour le moins fascinante. L’historiographie de l’histoire des idées chinoises profitera assurément du travail rigoureux et affiné de ce chercheur de grande qualité. Cependant, plus de 10 ans après la rédaction de son essai le plus discuté, la recherche pour une idée renouvelée de la modernité chinoise (non-eurocentriste) reste toujours à compléter.

Valérie Nichols, à Hong Kong

Aucun commentaire: